Il y a … très, très longtemps, un 2 avril, je débutais mon service militaire par affectation à l’École d’Infanterie blindée d’Arlon, en province de Luxembourg. Cette école aujourd’hui disparue était située sur le plateau de Semmerich, qui domine la coquette petite ville gallo-romaine et ses magnifiques campagnes et bois environnants.

Dès cette époque, je me suis fidèlement attaché aux gens, aux coutumes et à l’histoire du pays gaumais. J’aime la culture et la mentalité particulière des habitants du « Triangle des Trois frontières« , et je me sens heureux en leur compagnie.  J’ai noué là-bas des amitiés que le temps ne peut pas effacer. La vieille veuve Collinet par exemple, qui a quitté discrètement ce monde depuis bien longtemps!  Que ne m’a pas tout appris cette vieille femme au visage rude, à l’oeil vigilant et brillant d’intelligence sous une paupière presque close, qui avait pris en sympathie ce petit aspirant sous-officier de réserve sans expérience, si éloigné de sa famille, de ses amours et de ces amis. Elle connaissait les plantes avec une rare capacité d’identification des espèces botaniques. Pas les noms latins bien sûr, mais bien les noms populaires évocateurs de la langue française ou de son savoureux dialecte luxembourgeois.

Dans la « bibliothèque » de la veuve Collinet, deux livres: une bible et un bottin de téléphone; rien d’autre, si ce n’est la boîte de biscuit en fer blanc dans laquelle elle conservait précieusement les faire-parts des grands événements familiaux et du voisinage. Mais engrangée dans sa mémoire surprenante d’ordre et de clarté, elle avait un connaissance fiable des plantes « simples » et des champignons qui décontenançait le jeune citadin fraîchement sorti de l’université que j’étais, et qui croyait encore à cette époque que tout ce qui n’avait pas été enseigné magistralement dans un amphi avait un relent d’hérésie et ne pouvait pas être pris scientifiquement au sérieux. D’accord, je me suis amendé depuis … 

Presque chaque jour – sauf le dimanche – la veuve Collinet arpentait inlassablement les sentiers, les talus, les haies, les sous-bois, les prairies pour récolter des plantes « bienfaisantes » qu’elle plaçait dans un panier d’osier tressé pour les ramener sur la table de sa cuisine, où elle les triait une seconde fois. 

Il y avait là des herbes pour tout; pour le potage, pour les confitures, pour les pâtisseries, pour la pharmacopée, pour éloigner les moustiques, pour calmer les douleurs de la petite chatte en chaleur, pour écarter les taupes, les campagnols … Elle préparait aussi de délicieux ratafias, ces étonnantes liqueurs de ménage obtenues après macération avec de herbes aromatiques, que presque plus personne aujourd’hui ne prend le temps de préparer et d’apprécier.  

Un beau jour de la fin du mois d’avril, la veuve Collinet, que j’admirais et respectais sincèrement, mais dont je me demandais avec un pointe d’inquiétude si elle n’était pas un peu versée dans la sorcellerie, me fit découvrir une petite plante aux curieuses feuilles verticillées et lancéolées étagées sur une tige quadrangulaire fine mais assez robuste. Elle l’ appelait joliment la « reine des bois« , le »petit muguet »  ou encore le « gaillet parfumé« . De fait, l’inflorescence était formée de petits corymbes du blanc le plus pur. Et ces fleurs minuscules, très odorantes (elles contiennent de la coumarine !), dégageaient un parfum suave.

 

J’ai su, bien plus tard, qu’il s’agissait de l’aspérule odorante (Asperula odorata Linné ou Galium odoratum Linné.) 

L’aspérule odorante est un des ingrédients indispensables à la préparation de l’une des spécialités les plus emblématiques de la région arlonaise : le maitrank (= « Boisson de mai« , en luxembourgeois). Et chaque année, au mois de mai, cette boisson saisonnière parfumée, douce et agréable à base de vin blanc, est le prétexte à des réjouissances populaires animées par une sympathique et très folklorique « Confrérie du Maitrank« . (Cette année, la Fête du maitrank aura lieu les 24  et 25 mai prochain, et Anne et moi irons certainement faire un petit pélerinage à la généreuse « Fontaine du maitrank » installée pour l’occasion sur la grand’place. Avis aux amateurs!)

Pas de maitrank sans aspérule. Le secret de son goût unique, cette boisson printanière le doit avant tout aux fleurs (idéalement, non encore écloses au moment de la cueillette) de cette plante au goût « de foin, de miel et de vanille » qui entrent dans sa préparation.

L’ aspérule odorante appartient à la famille botanique des rubiacées, caractérisée par des fleurs aux pétales soudés. La plante ne dépasse pas une vingtaine de centimètres de hauteur et est souvent totalement épanouie lorsqu’elle n’a que 10 cm de haut. Ce sont d’ailleurs ces jeunes tiges, plus courtes, qu’il faut cueillir. En effet, si le feuillage persiste effectivement pendant deux ans, il devient déplaisamment coriace.

Je vous ai dit plus haut que l’ aspérule odorante contient naturellement de la coumarine (comme la fève de Tonka, par exemple). Cela implique que cette plante soit, à trop forte dose, faiblement toxique. L’excès de consommation peut se traduire notamment par de légers maux de tête. Ce n’est pourtant pas une raison pour croire que, si l’on a mal de tête après avoir bu du maitrank, l’aspérule en serait plus responsable que le vin blanc assez rude et  acide (cépage Elbling, très ancien dans les vignobles des bords de la Moselle luxembourgeoise) qu’on utilise pour sa préparation.

Le maitrank est un produit artisanal. Jadis, chaque famille bien ancrée du terroir confectionnait rituellement  « son » Maitrank, avec les fleurs qu’elle allait joyeusement récolter. Aujourd’hui, il y a quelques petits producteurs (trois, je pense !?) économiquement assez forts pour assurer une plus large distribution du produit. C’est notamment le cas du maitrank « Feller« , que l’on trouve dans les grandes surfaces. Mais ce n’est à mon avis pas le meilleur.

Cette commercialisation décentralisée à quand même un effet positif. Par son originalité, le maitrank se prête bien à une utilisation gastronomique agréablement « tendance ». Il existe déjà une « cuisine au maitrank » qui ne demande qu’à être développée et dont les meilleures recettes restent peut-être encore à mettre au point. Qu’attendez-vous, amis gourmets, pour explorer cette voie?

Il existe différentes recettes du maitrank traditionnel. Mais les variations ne sont que des nuances et des interprétations où le « plus » est souvent l’ennemi du « mieux ». Je respecte et évoque avant tout le produit traditionnel.

Recette de base du maitrank traditionnel

1 litre de vin blanc Elbling (cépage de la Moselle luxembourgeoise à préférer pour l’authenticité; mais le Rivaner ou le Riesling de Grevenmacher peuvent également convenir)

12 brins d’aspérule odorante avec les fleurs non écloses.

50 gr de sucre

5 cl de cognac ou d’armagnac

1 orange en tranches

Laissez macérer le tout pendant deux jours, puis filtrer la macération et embouteillez.

Le vrai maitrank ne se déguste qu’en mai et en juin. Sa conservation, même dans une bonne cave, ne le bonifie pas. Marketing oblige; on trouve aujourd’hui de nouvelles variétés du maitrank, lequel est proposé aussi en version rosée ou pétillante. Je n’aime pas ces nouveaux produits, où l’opportunisme commercial tient plus de place que le bon goût authentique. Comparez vous aussi et dites-moi ce que vous en pensez. J’adore recevoir vos avis.

Le maitrank doit être servi bien frais (entre 4 et 7° C, c’est-à-dire à la température de votre frigo.). Il est délicieux servi en apéritif, avec une fine tranche d’orange fraîche. On peut aussi le consommer en accompagnement de desserts sucrés.

A votre santé,

José

PS : Au cimetière d’Arlon, la modeste tombe de la veuve Collinet a disparu depuis longtemps. Mais chaque année, lorsque l’aspérule repointe du nez dans un coin à mi-ombre de notre jardin de la banlieue bruxelloise, je pense à cette femme estimable que j’ai connu et j’honore sa mémoire avec beaucoup d’émotion.